Entretien avec Frédéric Poincelet

Silences est une libre adaptation de Jean Santeuil (Marcel Proust). Peux-tu nous dire comment tu as connu ce texte et ce qui t’a donné envie de te l’approprier et de l’illustrer ?
Comme je suis jusqu’au-boutiste dans mes lectures, j’étais dans une tentative d’épuisement de Proust, et il me restait encore Jean Santeuil à lire – Jean Santeuil étant l’esquisse abandonnée de La recherche qu’il a tenté d’écrire jeune homme. Je ne mentionne pas le nom de Proust dans l’ouverture du livre, car je veux qu’on lise vraiment ce texte. Le nom de Proust aurait trop mis l’emprunt en avant, jusqu’à devenir une référence écrasante qui aurait dévoyé la lecture. Je me le suis toutefois approprié, car il illustrait parfaitement l’humeur de mes dessins. Une longue contemplation, que j’ai remonté, dans laquelle je glisse le drame par une substitution de prénoms…

Dans ta bande dessinée, Caïn et Abel sont à la fois centraux et invisibles puisqu’on ne les voit pas et que le mythe qui leur est attaché est largement dissolu. Peux-tu nous en dire plus sur ce choix ?
Le simple fait de remplacer Jean par Caïn, et Henri par Abel, révèle dans le texte original toute l’ambiguïté qu’il y a dans leur amitié, presque trop lourde ; une menace à leur individualité. Poser ces noms, c’est poser le drame, et pour moi tout s’éclairait d’une lecture nouvelle en ayant enchevêtré cette histoire et ce paysage. Les personnages sont invisibles dans les dessins car le texte est venu après la réalisation des dessins. Ce sont eux qui illustrent les dessins, et pas le contraire. J’ai construit ainsi le projet en contraignant l’un à l’autre, les faisant cohabiter uniquement par la conviction intime qu’il devait y avoir cette rencontre.

Extrait de l’ouvrage Silence

Ta bande dessinée est composée d’un ensemble de post-it que tu as travaillés aux marqueurs rouge et noir. D’où vient le choix de ce support et de ce matériau rudimentaires ?
Il est venu sans réflexion aucune, comme une évidence, par jeu et par addiction à ce jeu. Sur ma table un bloc de post-it et deux marqueurs, rouge et noir, ont créé l’occasion que j’ai saisie… un dessin en provoquant un autre. Alors que je ne travaille jamais par série, la force des choses m’a fait produire des suites : un dessin en générant un autre par les traces du marqueur transperçant le papier, générant ainsi dans l’accident l’envie de rebondir dessus. « Continuer la partie » à permis progressivement d’affiner sa manière et d’enrichir la donne avec l’usure des marqueurs se remplaçant les uns après les autres et s’ajoutant les uns aux autres, chacun acquérant dans leur usure une matière propre… je suis parti avec deux marqueurs et j’ai fini avec une vingtaine sur la table, complétant mes gammes de gris et de rouges. Je les ai épuisés, comme j’ai épuisé ce jeu et ses possibilités au bout des 250 dessins de cette série.


D’une certaine façon, les marqueurs sont-ils pour toi une façon de peindre ? Certains d’entre eux évoquent la peinture chinoise traditionnelle. Était-ce une source d’inspiration ?
C’est très juste, et c’est exactement la réflexion que je me suis faite. Je suis dessinateur et, dans cette série, avec mes marqueurs et mon terrain de jeu de 8 x 8 cm, je me suis soudain retrouvé peintre ! Mais, cela, à mon corps défendant, rien de calculé, de prévu… tout comme l’écho à une certaine idée de la peinture chinoise. C’est après coup que l’on peut y voir cela. Le geste imposé par la radicalité et l’inconfort de l’outil évoque, il est vrai, si on en changeait le format, de très grandes encres un poil orientalisantes, caractérisée par l’importance du geste.

Bien que vos dessins et livres soient extrêmement différents, ton dessin au trait et celui d’Ugo Bienvenu entretiennent une forme de parenté – comme si vous étiez un peu de la même famille. Quelle en est, selon toi, l’origine, dans votre approche du dessin ? 
Nous avons tout deux des fascinations communes pour une certaine forme de dessin ; une certaine idée du Dessin, qu’il revendique aussi par ce projet des éditions Réalistes. Ugo a bien plus de possibilités que moi et est habité par un très fort imaginaire. Moi, je ne travaille qu’avec les imprévus, les impossibilités constitutives de mon dessin, et rejette comme je le peux tout imaginaire. C’est du coup amusant de nous retrouver dans ce champ qui est de creuser toujours plus loin.

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